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dimanche 17 janvier 2010

Lettre SIX


9e jour de la 6e décade du premier mois de la 80e année de la 3e Ere.












Bien cher fils.

L’irréparable est arrivé avec le double décès du lieutenant et du caporal qui était aussi le bourreau.
Le Caporal a été trouvé mort dans sa chambre reposant sur son lit. La pièce puait l'herbe à Sniiak. J'ai fait l'autopsie mais je n'ai rien trouvé de probant à part une écharde dans le cinquième doigt de la main gauche, issue d'un arbre que je ne connais pas. Comme je n'ai plus d'analyseur de plantes ou de substances vénéneuses, j'ai conclu mon rapport dans le sens d'une mort naturelle par abus d'herbe à Sniiak. Tu comprends bien que cela ne me satisfait pas. J'ai une impression de meurtre derrière tout cela mais aucune preuve tangible pour étayer mon opinion.
Cette mort a complètement déstabilisé le lieutenant qui s'est laissé aller à sa paranoïa. Il a sorti en quelques jours plus de règlements qu’en un an. Mais personne n'a voulu les appliquer. Il s'est mis à menacer tout le monde d'un châtiment exemplaire et définitif ce qui dans sa bouche veut dire la mort. Cela a duré une semaine, et un matin, il était en bas de l'escalier du village, la nuque brisée, le corps couvert de contusions qui auraient pu être dues à la chute et aux chocs sur les marches.
Là aussi j'ai dû faire une autopsie et un rapport. Mais les investigations n'ont rien donné, toutes les hypothèses se valent. Une seule chose est sûre, tout le monde dans la colonie semble content de cette double mort. Les commentaires que j'entends ne me permettent pas de trancher, dans un sens comme dans l'autre : double meurtre, double accident ou seulement un meurtre et un accident ? Dans mon rapport je ne parle que de mort naturelle car je n'ai pas de preuve. Mais la mort du lieutenant a évité un carnage. Le sergent m'a fait voir l'installation qu’il mettait en place. Sous chaque maison il y avait assez d’explosifs pour tuer tout le monde. La nuit où il est mort, il commençait à relier les explosifs avec des mèches.
J'ai recommandé le silence le plus absolu au sergent et nous avons déminé le village à deux le plus discrètement possible.
Vu les orages incessants ce mois-ci, un à deux par jour au minimum, il était hors de question de faire venir un astronef. Les rapports sont partis dans une fusée à poudre. Il faudra de 2 à 3 décades pour qu'elle atteigne le point où elle sera détectable par la station orbitale. Il faudra encore une bonne décade pour que les papiers soient récupérés puis traduits et encore une à huit décades pour que la fenêtre d'émission en ultra-ondes soit ouverte. Le retour se fera de même, il n'y aura pas de nouvelles de l'Empire à notre malheur avant un ou deux mois.
J'ai appris par une dépêche ta nomination en tant que chef de l'armée de l'Empire dans les marges orientales. La qualité de ta stratégie fait merveille. Le bulletin parle de tes nombreuses victoires. La politique de l'Empire reste toujours expansive quelles que soient les circonstances et les rencontres possibles. Je ne sais que peu de choses de ces humanoïdes que vous combattez. La propagande les présente comme des êtres misérables cherchant le conflit.
Pourtant avant que je ne sois exilé sur Hautmégafine, nous avions des contacts avec eux. Quand je dis nous, je parle des marchands de la planète. Les rapports semblaient cordiaux, ce qu'on disait d’eux ne laissait pas présager une guerre aussi dure et aussi totale.
Voilà bientôt deux ans que les marges orientales sont à feu et à sang, nécessitant hommes et matériels au détriment d'autres priorités.
Notre espèce est une espèce guerrière, j'en suis de plus en plus persuadé, aimant dominer et contraindre. Le respect de l'autre ne peut venir que d'un changement dans la manière de voir  chaque homme et sûrement pas d'une structure quelle qu’elle soit.
Mais voilà que je philosophe. Cela devient une manie chez moi pour combler ma solitude. Les promenades et les contacts avec les Uhoms ne suffisent plus à me faire oublier les soucis de la colonie et le poids de ma détresse d'être seul. Me reviennent les souvenirs des temps heureux avec ta mère, quand nous étions jeunes sur le monde bleu, avant l'accident, avant la fuite de monde en monde pour essayer d'oublier. Maintenant que je suis ici dans ce cul-de-sac dont si peu s'échappent, je ne peux plus fuir. Je suis bien obligé de repenser à cette période, à ce triste jour où un météorite a détruit l'astronef tuant aveuglément les uns ou les autres, épargnant tel ou tel sans que l'on sache pourquoi. Longtemps je me suis senti coupable de l’avoir entraînée dans ce voyage dont elle ne voyait pas bien l'intérêt et d'avoir été ainsi cause de sa mort. Maintenant, après toutes ces années, je peux regarder enfin les circonstances avec suffisamment de paix pour ne plus me sentir culpabilisé. Cela rend pourtant l'absence encore plus cruelle, car ici, à deux, nous aurions eu une chance de survivre. Alors que je sens bien que petit à petit, tout perd de son importance jusqu'au jour où vivre me deviendra aussi indifférent que mourir. J'en suis déjà à me demander pourquoi continuer à vivre et à ne plus savoir quoi répondre. Pour le moment mon utilité au sein de la colonie me sert de rempart face à un abîme où je risque de plonger.
J'essaye de secouer ces tristes pensées et je pars faire une promenade. C'est encore actuellement le meilleur remède pour moi.
Les Uhoms m'ont amené un alcent il y a quelques semaines. J'allais à pied vers un de leur campement regardant une de ces sortes de gros scarabées fouillant la terre pour labourer quant un groupe est venu vers moi tenant à la longe une de ces magnifiques bêtes.
Je m'étais arrêté pour les saluer et les regarder, pensant qu'ils venaient s'occuper de la bête laboureuse. J'ai toujours été fasciné par le génie de ce peuple qui, ne pouvant avoir de machine, a domestiqué et sélectionné (qui peut le savoir) des animaux pour remplir ces tâches que nous réservons aux machines. J'attendais donc sur le bord du chemin, quand ils se sont arrêtés face à moi. Après le salut rituel que je commence à maîtriser. Le Uhom qui tenait l'alcent s'est approché de moi, me l’a remis de la part de « Celui qui sait ».
Ma stupéfaction a été totale. Jamais à la colonie nous n'avons eu ou utilisé d’alcent. De sa voix musicale l'homme a parlé à l'oreille de la bête qui est venu frotter son museau sur mes mains, pliant l’échine pour que je monte. Puis, le Uhom s'adressant à moi, dit : « Celui qui sait » dit que tu en feras bon usage. Que « Celui qui vient » (c'est le nom qu'ils me donnent) ne rentre pas chez lui avec l'alcent mais qu’il le laisse aller et venir. L'alcent viendra quand il aura besoin » et il a conclu que « Celui qui vient fasse le bon choix ».
Je suis monté sur le dos de la bête qui se nomme « air vif » : Aïfta, qui est aussitôt parti au trot. Cet après-midi-là nous avons fait connaissance Aïfta et moi. Je ne sais comment traduire avec des mots ce que j'ai ressenti. Il était attentif à moi, faisant en sorte que je ne risque rien sur son dos, que je trouve mon assiette. Le soir est arrivé, j’ai eu l'impression que nous étions très loin de l’astroport. Aïfta a fait demi-tour et son trot s'est mué en galop. L'impression est extraordinaire. C'est comme si tu volais au-dessus du sol. On sent les muscles de l’alcent bouger, on sent le vent fouetter le visage, tout devient flou avec la vitesse mais nulle peur, une impression de sécurité. Je ne peux te dire sa vitesse, toujours est-il qu'en quelques minutes nous étions revenus à proximité de l'astroport. Il s'est arrêté. Je lui ai caressé le cou, il est reparti de son trot enlevé.
Maintenant à chaque promenade, il arrive dès que je suis hors de vue des autres. Je monte sur son dos et nous partons. Il fait en deux heures ce qu'un traîneur met quatre jours à parcourir. C’est extraordinaire.
Grâce à Aïfta, j'ai commencé à me faire une idée de Hautmégafine. Il n'y a pas de ville, cela, les satellites nous l'avaient appris, mais il y a beaucoup plus de gens que je ne pouvais le penser. Il y a de petits campements de quelques individus partout dans la campagne et toujours d'une même classe d'âge.
La plus grande découverte que j'ai faite pour le moment est que d'Ouest en Est les classes d'âge augmentent. L'impression que j'ai est que sur cette planète, chaque âge à sa place géographique.
C'est une idée tellement curieuse qu’il me faut encore du temps pour vérifier cela, en allant encore plus loin avec Aïfta.
Même si cette lettre ne reçoit jamais de réponse, sache que je pense à toi, que j'espère que malgré la guerre, tu t'en sortiras.
Tendrement.
                    Ton père.

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