1e jour de la 3e décade du 15e mois de la 78e année de la 3e Ere
Bien cher fils.
Je suis toujours sans nouvelles de toi. L’espoir d'avoir de tes nouvelles s'amenuise en moi. Je n'ai plus guère d’illusions. Un père exilé sur Hautmégafine n’est pas une référence, j'en conviens. Je continuerai pourtant à t’écrire, car tu restes le seul lien qui me rattache à cette vie.
Le commandant nous a quitté. Sa mutation est enfin arrivée. Nous attendons son remplaçant. C’est un jeune lieutenant qui assure l'intérim. Il n'a pas dit pourquoi il avait eu droit à ce poste mais les soldats sous ses ordres parlent de lâcheté au combat.
Mon ami le physicien et sa femme ont aussi été mutés. Ils y ont vu le mérite de leurs premiers travaux sérieux sur Hautmégafine. J'en suis moins sûr. Ils partent pour Slavine sur le monde 12 du système d’Arcala. Ce n'est pas un monde très accueillant, je pense que le gouverneur s'est dit qu'il serait facile d'exploiter le génie de ce jeune couple pour pas cher.
Tu vois, je m'aigris. Avec le départ du commandant et du physicien cela fait deux mois que je n'ai plus de conversations dignes de ce nom. Le lieutenant se réfugie derrière le règlement, le marchand ne pense et ne parle qu’argent. Les autres n'ont malheureusement pas assez de culture pour tenir une soirée.
Je travaille d'arrache-pied à mon amélioration de la langue locale. J'aimerais savoir ce que cache cette planète. Cela fait deux ans que je suis ici, je n'ai jamais revu longtemps le même groupe sauf quelques rares exceptions. Un matin une nouvelle caravane de chariots arrive qui reste trois à six mois ce qui correspond à une saison puis ils partent vers l'Est et sont remplacés par d'autres qui arrivent de l'Ouest. Plus qu'un peuple de nomades, j’ai l'impression d'être l'immobile qui assiste à une migration. Quel est le sens de cette vie d’errance ?
Je maîtrise mieux la prononciation grâce aux papiers qu'on a retrouvés de mon prédécesseur. Enfin quand je dis cela, je ne suis qu’au niveau des petits-enfants avec le vocabulaire des petits-enfants. Leurs parents me semblent encore inaccessibles. Alors de là à poser des questions philosophiques...
Mon analyseur de plantes est tombé en panne. Je ne crois pas que ce soit sérieux, mais le lieutenant refuse de me donner des pièces de rechange. Il les réserve pour les vaisseaux et les armes en cas de besoin. Parce qu'il faut te dire qu'ici nous n'avons aucune arme moderne. Il a fallut revenir à l'arc, aux flèches et aux lances. Nos soldats ont une arme à feu sur eux en dernière extrémité. Aucun laser n'a fonctionné longtemps, les armes à feu se sont corrodées très rapidement. Il a fallu trouver autre chose. C’est un spectacle curieux pour quelqu'un qui arrive de voir des soldats avec des arcs et des flèches ou des lances et sur le dos un pistolet mitrailleur emballé dans une enveloppe étanche et scellée pour les protéger de la corrosion.
L'entraînement des quelques troupes de Hautmégafine comprend donc essentiellement du tir à l'arc et du maniement de lance, mais pour que les soldats ne perdent pas les bonnes habitudes, le lieutenant a fait renforcer les exercices simulés avec des armes en bois, laser ou pistolet mitrailleur. Quand on les voit ainsi se courir après en faisant « Pan Pan », on dirait des gosses dans une cour de récréation. Mais malheur à celui qui se moque. Ici il n'y a pas d'amende. Les punitions sont corporelles. Un manquement de respect aux troupes à l’entraînement, pour reprendre l’expression du lieutenant, risque de coûter entre dix et vingt coups de bâton. Ce qui est cher payé quand on sait que celui qui les administre est un sadique muté ici en raison de sa cruauté envers ses subordonnés.
C’est d’ailleurs lui qui a eu droit au titre de bourreau. Le pauvre vieil Oscar a été exécuté par pendaison. Sur mes conseils, le commandant le gardait en prison ; ce vieil homme ne pouvait plus rien faire de mal. Devenu quasiment dément en raison du sevrage d’herbe à Sniiak, il restait assis à longueur de journée dans sa cellule en racontant n’importe quoi.
Ce fut un des premiers actes d’autorité du lieutenant que de le faire exécuter. Il a dit haut et fort qu’avec lui la justice s’appliquerait avec rigueur, que la mollesse du commandant avait donné de mauvaises habitudes et qu’il allait y remédier. Il a nommé caporal et bourreau le plus sadique de sa compagnie. Cet homme dégradé et exilé pour mauvais traitements, se fait une joie de remplir sa mission avec toute l’imagination possible. Ainsi le Lieutenant gère la colonie sans bonté et avec rigueur. Les hommes ne le respectent pas plus mais maintenant ils ont peur. Les quelques civils n’osent plus venir au camp. Les femmes sont quasiment cloîtrées depuis que l’une d’elle s’est fait bastonner pour s’être moqué de son mari et de ses camarades à l’entraînement.
Le climat de notre petit groupe est lourd. Les orages nombreux en cette saison n’arrangent rien. Je distribue largement calmants, antidépresseurs et sédatifs. Cela ne durera qu’un temps. Pourvu qu’un nouveau commandant arrive, en espérant qu’il soit plus humain, sinon nous allons vers la catastrophe.
Le 15° mois est ici une saison froide. C’est la première fois que je vois tomber de la neige. Depuis deux jours elle n’a pas arrêté. Nous en avons maintenant cinq centimètres qui recouvrent le sol.
Les annales météorologiques qui remontent à 50 ans lors de la fondation n’en mentionnent que six fois. Notre météorologiste n’ayant jamais été remplacé, je fais aussi ce travail d’archivage. Chaque jour je note le temps, la température, la quantité de précipitations. Les capteurs de pression ne résistant pas à la corrosion, il n’y en a plus. En feuilletant les annales des années à neige, je vois que ce furent des temps difficiles : fortes précipitations mais aussi, je ne sais pas si c’est lié, beaucoup de maladies et d’accidents.
C’est la curiosité qui m’a poussé à mettre en parallèle les annales météorologiques et les annales médicales de la colonie. Même en l’absence du médecin, les accidents et les épidémies ont été notés sur un livre journal. En croisant les deux séries, il y a des coïncidences troublantes. Est-ce plus que des coïncidences ? Les prochains mois nous le diront.
J’ai fait une demande pour un auxiliaire médical. Pas vraiment parce que le travail le nécessite, mais d’une part pour avoir un interlocuteur et d’autre part pour pouvoir agrandir le rayon d’action de mes voyages autour de la colonie. Même si je ne rencontre pas souvent les mêmes gens, je me lasse de faire toujours les mêmes chemins. Pourtant je n’ai pas le choix, si je m’éloigne et qu’il arrive quelque chose, je m’en voudrais beaucoup. Je préfère rester ainsi que de risquer une absence dommageable pour quelqu’un.
Je ne peux que te souhaiter de réussir ce que tu entreprends. Il est bon à ton âge d’avoir de l’ambition. Les dépêches parlent de tes promotions dans le commandement. Méfie-toi quand même, le pouvoir peut être un poison pour l’âme. Mais comme tu n’y crois pas …
Tendrement.
Ton père.
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