Membres

jeudi 21 janvier 2010

Lettre DIX




Le 112e jour de l’année du Cainn





Bien cher Fils.
Je ne connais plus la date dans le calendrier standard. J’ai perdu le compte des jours alors maintenant que je sais, je vais me référer au calendrier Uhom.
Cela fait trois décades que « Celui qui sait » est parti avec ma dernière lettre.
Je pensais qu’une fois notre Pierre Commune découverte, nous reprendrions la route. Il n’en est rien. Syltakan a fait plusieurs fois la cérémonie du lancer des Pierres de conseil. Elle a été chaque fois un peu plus perturbée par leur manque de réponse. J’ai aussi fait la cérémonie sans plus de succès. Je n’ai pas de référence sur le fonctionnement de ces augures, cela ne m’a pas trop gêné de ne pas être capable de m’en servir. Syltakan n’avait jamais vécu de lancer sans réponse. Si je comprends bien ce qu'il se passe, il y a dans le signe que donnent les pierres un fait et son contraire. Elles conseillent de partir et de rester.
Comme nous ne savons quoi faire, nous vivons notre lune de miel autour de ce lac, près de la roche qui renfermait notre Pierre Commune. Le temps est très clément. Nous n’avons pas eu un seul orage depuis trois décades. Nous les entendons au loin, mais ils ne viennent pas jusqu’ici. Je bénis la providence qui nous permet de vivre comme si nous étions seuls au monde.
Ces Pierres de conseil sont étonnantes. Une fois sorties du sac, elles ne semblent que colorées et inertes. Au cours de la cérémonie du lancer, elles deviennent chaudes voire brûlantes dans la main au point qu’on ne peut les garder. Il faut les jeter sous peine de se brûler les paumes. Une fois à terre, (il ne faut pas les lancer sur une table) elles scintillent. De leurs positions les unes par rapport aux autres et des lumières qu’elles exposent, le Uhom tire un enseignement pour diriger son avenir. On peut soit s’en servir de manière très terre à terre, leur laissant le soin de tout décider, soit on peut leur demander de ne donner que quelques orientations, en posant une question précise. Ce n’est pas la même démarche. Le déroulement n’est pas le même, cela s’appelle la cérémonie de la demande. Leur réponse est rarement oui ou non dans ce cas précis, j’emploierais l’expression « plutôt oui ! » ou « plutôt non ». Le choix final reste à celui qui a fait le lancer.
Je t’explique tout cela pour que tu comprennes ce dont je voulais te parler.
Ce matin, Syltakan a fait une cérémonie du lancer en demandant si nous devions partir. Je me suis associé à elle pour que nos Pierres de conseil soient lancées ensemble. Cela renforce leur pouvoir. Ce fut la catastrophe. Les Pierres ont refusé de répondre. Ou plutôt, elles n’ont pris aucune chaleur. Nous les avons lancées quand même, sans résultat. Leur position au sol était aléatoire et sans signification. Syltakan s’est effondrée en larmes dans mes bras. Pour elle, cela n’a aucun sens. C’est la première fois qu’elle vit un temps sans réponse.
Nous sommes restés ainsi des heures, enlacés.
Elle est maintenant calmée et s’est endormie.
Je trouve curieux cette confiance absolue qu’elle a développée envers les Pierres de conseil. Quoiqu’en y réfléchissant, c’est un confort extraordinaire que de suivre simplement sans avoir de décisions importantes à prendre. Je me demande si ce n’est pas là le véritable pouvoir sur Hautmégafine. Toutes les familles possèdent un jeu de Pierres de conseil et rares sont ceux qui font la cérémonie de la demande. Malgré mon savoir encore neuf de jeune marié, je ne sais ni d’où elles viennent, ni comment elles sont faites.


Le 142e jour de l’année du Cainn
Bien cher Fils
Je pensais bien faire en prenant la décision de quitter le lieu de notre initiation de mariage. Syltakan ne comprenant pas ses Pierres de conseil, j’ai décidé pour nous deux. J’ai attelé le traîneur, préparé le chariot, et rangé les affaires pour le voyage. Syltakan en a profité pour prendre un bain, un dernier m’a-t-elle dit.
Je sais maintenant comment les traîneurs obéissent. Cela fait partie de ces connaissances que j’ai reçues lors de mon initiation de mariage. En fait, ils ont une sorte de télépathie naturelle qui leur permet de savoir ce que veut leur maître. Cela vient de leur éducation. Il y a sur Hautmégafine des éleveurs qui sont chargés de leur apprendre non plus à sentir et à suivre les désirs du chef de la harde mais à suivre les désirs de leur maître Uhom.
Nous étions montés à bord, le traîneur commençait à s’ébranler quand un orage est arrivé. Je t’avais dit que nous avions été épargnés par les éclairs ses dernières décades. Mais ce jour là, ils furent particulièrement violents et nombreux. Les traîneurs sont des bêtes placides et tranquilles. En cas d’orage, ils savent s’éloigner des arbres ainsi que de points dangereux. Une fois là, ils ne bougent plus jusqu’à la fin de la perturbation sauf quand les orages durent trop. Celui-là a duré trois jours. Dès les premiers éclairs j’ai libéré le traîneur afin qu’il puisse bouger si besoin. Nos chariots sont construits de telle sorte qu’ils font cage de Faraday. C’est le meilleur refuge pour nous.
Ces trois jours d’intimité ne nous ont pas paru très longs. L’orage s’est éloigné petit à petit. Nous avons laissé passer quelques jours puis j’ai ré attelé le traîneur. L’orage est arrivé avant même que j’aie fini. De nouveau nous nous sommes abrités des éclairs. Cela a duré cinq jours pleins.
Deux essais, deux orages, deux échecs, nous avons interprété cela comme la volonté de Dieu de ne pas nous laisser reprendre la route. Etant toujours aussi marqué par mon désir de preuve scientifique, j’ai voulu faire une troisième tentative. Il a suffi que j’attrape le traîneur et que je commence à l’équiper pour que les premiers éclairs claquent. Je l’ai libéré aussitôt. Tout s’est calmé.
Si les Pierres de conseil ne disent rien, je trouve que ce Dieu a un bon sens de l’humour.
Nous nous sommes ré installés à côté du lac en nous disant que si nous ne savions pas ce que nous devions faire, un Autre le savait. Il saurait bien nous le dire en temps voulu. Syltakan penche pour une étape initiatique supplémentaire. J’avoue ne pas trop savoir. Initiation ou attente d’un évènement extérieur, j’attends sans crainte et avec curiosité. Je reste ouvert à l’inconnu, à lui de nous surprendre et de nous séduire.


Le 189e jour de l’année du Cainn.
Bien cher Fils.
J’attendais une surprise, elle fut de taille. Syltakan est enceinte !
Tu ne peux savoir le choc que cela m’a fait au cœur quand elle me l’a dit. J’ai dû m’asseoir.
Notre vie a été bouleversée. Depuis qu’elle sait, elle passe de long moments serrée contre moi, afin que je participe à l’attente comme elle. Je l’ai interrogée, c’est effectivement la coutume au moins pour le premier enfant. 
Cela remet en cause ce que je pensais. Les Uhoms et les hommes ne sont pas deux espèces, mais au plus deux branches d’une même espèce. Si les hommes ne sont pas féconds sur cette planète, les Uhoms le sont et le croisement d’une Uhom et d’un homme l’est. J’échafaude les hypothèses les plus folles. Syltakan m’écoute, me donnant son avis. Ne crois pas qu’elle soit ignorante de l’Empire. Lors de nos unions, nous partageons tellement, qu’elle sait ce que je sais et que je connais ce qu’elle connaît. C’est d’ailleurs étrange. Dans mes souvenirs et mes connaissances, elle a privilégié certaines choses et en a négligé d’autres. J’ai fait de même. La vision du monde est différente d’un sexe à l’autre. Nos conversations se nourrissent de tout cela. Elle défend une origine différente pour son peuple. Pour elle, Dieu a créé le monde de telle sorte qu’il ne peut qu’aboutir à la création de l’espèce Uhomaine (comme elle dit). Comme il y a des milliards de mondes, il est normal que la vie soit apparue à différents endroits. J’aime sa théorie mais une autre me tente beaucoup. Seule la Terre Origine a vécu les événements qui ont permis l’émergence de la vie humaine. La paléontologie a bien montré qu’il a fallu une série d’extinctions catastrophes pour faire notre espèce. Bien sûr la vie a pu apparaître sur d’autres mondes, mais seule la Terre Origine est le berceau de l’espèce. Durant la première ère, alors qu’on croyait la Terre Origine sur le point de mourir, des milliers de vaisseaux colonies sont partis. Beaucoup ont disparu dans l’infini sans donner de nouvelles. L’Empire par sa politique d’expansion, a retrouvé les traces de ces vaisseaux. Pour certains, il n’y avait que des épaves, pour d’autres une planète habitée et parfois tout un système. Quand à la guerre qui fait rage dans les marges orientales, elle n’opposerait pas deux races, ni deux espèces semblables issues de la nécessité voulue par Dieu, mais elle mettrait face à face les descendants d’un ou plusieurs de ces vaisseaux colonies avec les descendants de ceux qui sont restés sur la Terre Origine.
La nouvelle de notre grossesse n’est pas restée ignorée. Les Uhoms qui nous ravitaillent l’ont fait circuler. « Celui qui sait » est venu. Nous lui avons raconté la suite des évènements. Comme Syltakan, il ne comprend pas que les Pierres de conseil ne disent rien, ni pourquoi nous ne pouvons bouger d’ici. Ce sont des faits exceptionnels. Il est reparti vers le Nord pour rencontrer ses compagnons « Ceux qui savent » et « Celui dont le savoir est immense » qui est l’autorité morale sur Hautmégafine.
En fait nous campons dans la clairière de la rencontre de la fête du début de l’année. « Ceux qui savent » se réunissent tous pour fêter le « Jour du Commencement » qui est le premier jour de l’année. C’est le jour qui sert à initier les nouveaux membres et à refaire le lien spirituel entre eux tous. C’est ce que j’ai compris du discours qu’il nous a tenu. Bien que ces connaissances ne soient pas révélées lors de l’initiation des mariés, « Celui qui sait » a jugé nécessaire de me les dire. Notre lieu de résidence actuel est trop chargé de sens à ses yeux pour que nous soyons dans l’ignorance.



Le 276e jour de l’année du Cainn
Bien cher Fils
Syltakan a accouché, il y a quelques jours. C’est un garçon.
A l’approche de l’évènement, sont arrivés « Ceux qui savent » ainsi que les femmes qui aident à la naissance. Notre lieu de campement comprend maintenant une dizaine de chariots. C’est exceptionnel de voir autant de monde pour une naissance. L’habitude Uhom nécessite une sage-femme et c’est tout. On appelle « Celui qui sait » quelques jours plus tard pour la cérémonie d’introduction de l’enfant dans le cercle du peuple des Uhoms. L’enfant reçoit alors son nom d’enfant. Ce nom changera parfois pendant l’enfance puis à l’adolescence. Le nom donné est important. Pendant la cérémonie, « Celui qui sait » le chante seul une première fois, puis une deuxième fois avec la mère puis une troisième fois avec le père. L’enfant est alors présenté par le père à ceux qui sont autour et c’est tout le monde qui chante le nom. Dans les harmoniques, on retrouve pour celui qui sait entendre, les noms des parents voire des grands-parents pour certains enfants que les Pierres de conseil ont désignés pour un rôle spécifique.
L’accouchement s’est bien passé. J’y ai assisté et j’ai même participé. Cela a étonné la sage-femme, sans plus. Pas de refus de sa part, elle a su partager son rôle avec moi sans problème. Mon émotion a été d’autant plus intense que plus je connais les Uhoms et plus je pense qu’ils sont comme les hommes. La grossesse a la même durée, la physiologie de l’accouchement est la même. Cela fait trop de coïncidences. Reste le mystère de la présence d’une lignée humaine sur Hautmégafine. J’ai interrogé « Ceux qui savent » sans résultat. La culture orale ne remonte pas aussi loin. Mon titre de « Celui qui vient » m’a bien aidé car dans cette civilisation initiatique, il n’est pas normalement possible de divulguer ces connaissances. Seuls « Ceux qui savent » les connaissent et encore pas toutes. « Celui dont le savoir est immense » est dépositaire de toutes les traditions.
Comme je te l’ai dit, plusieurs de « Ceux qui savent » sont venus. Les Pierres de conseil qui se refusent toujours à communiquer en ma présence, ont accepté de parler. Cet enfant qui vient de naître a reçu le nom de Itakamaya, tu peux traduire cela par « Celui qui guide, fils de Celle qui est là et de Celui qui vient, de la lignée des … » je ne vais pas tout écrire, car sont cités trois générations. Le plus étrange est que mes parents et grands-parents sont aussi inclus dans le nom d’Itakamaya. Il sera « Celui qui guide ». Quand j’ai demandé ce que cela voulait dire, « Ceux qui savent » ont été embarrassés. Eux qui d’habitude ont réponse à tout, en sont réduits aux hypothèses. Les Pierres de conseil ont nommé notre fils, mais refusent de répondre aux questions sur son avenir et sur l’avenir d’Hautmégafine. 
Syltakan ne dit rien, elle semble trouver cela normal. Les Pierres de conseil lui ont révélé, il y  a longtemps, que son enfant, que notre enfant ferait de grandes choses pour les Uhoms. Elle n’en sait pas plus, sa foi confiante dans le Dieu qui la guide lui suffit. Je le sais bien. Nos unions me font rentrer en contact avec cette partie d’elle. Ne crois pas qu’elle ne connaisse pas le doute, mais tout au fond d’elle, il y a une telle expérience de rencontre intérieure avec son Dieu qu’elle vit dans la certitude que sa main la conduit. En elle, ce souvenir est un soleil irradiant qui me touche au-delà de ce que les mots peuvent traduire. Je pense que ce partage quasi absolu de nos êtres fait partie de mon initiation. Je ressens au fond de moi, un sentiment étrange, une prémonition. Je sens, je sais que je dois recevoir une révélation et qu’il faut que je m’y prépare. Syltakan partage aussi ce sentiment. Ce matin, elle m’a annoncé que dès la fin de la période d’accouchement, quand nous aurons repris notre vie habituelle, nous commencerons une série d’exercices comme ceux que nous avions fait pour notre Pierre Commune.
Elle est curieuse d’ailleurs cette pierre. Elle est plate, grande comme une petite table, translucide comme un cristal, sa couleur interne est un mélange curieux d’or, de rouge et de marron. Il faut que nous soyons deux pour la bouger, son poids est trop important pour une seule personne. Jusque là pas de quoi attirer l’attention. Bien sûr elle est jolie, mais ce qui la rend différente est l’apparition d’irisations en son sein. Elle est franchement or quand Syltakan approche et plutôt ocre quand c’est moi. Si nous sommes tous les deux, elle irradie  une douce lumière changeante, où, en plus de l’or et de l’ocre apparaît du bleu profond presque noir parfois. Sur Hautmégafine où tout est signe, tu penses bien que les couleurs ont aussi une symbolique. Je te passerais la symbolique des ors et des ocres pour ne te parler que du bleu. Pour « Ceux qui savent », il s’agit du signe de Dieu, de sa présence, de son engagement dans notre histoire.
Entre ce que révèlent les Pierres de Conseil, ce que clame notre Pierre commune, et ce que vit Syltakan en son for intérieur, je me sens porté vers un choix dont je ne sais encore rien, mais dont je sens qu’il engagera plus que moi (Hautmégafine ?, l’Empire ?, l’univers ?)
Une sage-femme repart vers la Colonie. Je lui confie cette lettre.
Que la bénédiction qui nous touche, te soit profitable.
Tendrement.
                    Ton père


Courrier reçu le 6e jour de la 6e décade du 6e mois de la 82e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie.
Je renouvelle mon appel aux autorités compétentes concernant cette lettre. Une copie en sera faite pour le commandement de la région militaire. Les propos tenus sur l’origine de autochtones, la naissance d’un métis en violation avec les lois sur le non mélange avec les races non humaines nécessitent que soient prises des décisions fermes. J’attends les instructions nécessaires
Signé le commandant.

1 commentaire: