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mercredi 20 janvier 2010

Lettre NEUF



Le : je ne sais pas peut-être le 15e  mois de la 81e  année de la 3e  Ere.



Bien cher fils.

Moi qui partais pour voyager quelques décades en pays Uhom, me voici embarqué dans une aventure dont je ne peux imaginer la fin. Tous les Uhoms me connaissent. Maintenant à chaque halte du soir nous sommes accueillis par un groupe qui chante notre histoire. Syltakan n’est pas aussi jeune qu’il m’avait semblé la première fois et les récits chantés dont tu ne peux imaginer la beauté et la plénitude racontent comment dès avant sa naissance les Pierres de conseil (je crois t’avoir parlé déjà une fois de ces pierres colorées qui servent à discerner les signes) les Pierres de conseil donc l’avaient désignée aux parents de ses parents pour être celle qui serait avec « Celui qui vient » si tel était son désir. Ne crois pas que ce que disent les Pierres soit écrit dans le ciel, mais pour les Uhoms il y a davantage de bien à suivre leurs conseils qu’à ne pas les suivre.
Les chants rendent gloire à cette suite de désirs entremêlés qui ont abouti à la cérémonie du choix où dans la transe de la « boisson qui fait voir » nous nous sommes rencontrés, et où nos désirs ont concordé.
Ce jour de la cérémonie est devenu un jour « Chaÿan », un jour qui se fête. Je me sens investi d'une responsabilité à penser que cela repose sur moi. Je ne vois pas ce qui me différencie des autres. Les chants me concernent aussi. Ils ne parlent pas de mes choix, mais de la main du Dieu sur moi. Les Uhoms croient en un Dieu qui les guident de multiples signes dont les Pierres, mais qui intervient parfois pour prendre sous sa protection et sous sa direction un homme dont il fait son prophète. Et je suis « Celui qui vient » c'est-à-dire le prophète qui parle pour Dieu.
J’essaye de dire que je ne sais pas, que ce n’est pas possible, que je ne suis qu'un pauvre humain sans pouvoir ni puissance. Mais ils sourient à mes dénégations en répondant que « Dieu y pourvoira ».
Syltakan me dit de ne pas avoir peur. Que j’ai encore des initiations et des étapes à passer avant d'être
« Celui qui parle pour Lui » et qu'elle est à mes côtés pour être une aide que me soit assortie.
Je vais essayer d’écrire au fur et à mesure du temps qui passe comme un journal même si je m'adresse à toi, bien cher fils, pour ne pas perdre pied et pour prendre du recul par rapport à tous ces événements.
                    Tendrement.
                                        Ton père.

                             Une ou deux décades plus tard.
Bien cher fils.
Je crois que notre première étape prend fin. Nous sommes arrivés au bord d'une grande cuvette dans la plaine. Au fond il y a des bois, au centre un lac. Syltakan était en joie en voyant cela. C’est, dit-elle, le lieu de notre prochaine étape. Nous allons devenir époux. Mais avant il nous faut trouver une pierre. Elle dit avec beaucoup de déférence « la Pierre Commune ».
Toute famille sur Hautmégafine possède ainsi une pierre qui sert symboliquement de fondement au foyer. La plupart du temps c’est une pierre ramassée à deux après avoir médité et cherché ensemble. La découverte de la pierre commune permet au couple de passer l’initiation au mariage puisque ici tout est initiation et de prendre la route de l'Est.
Nous nous sommes installés pour quelques temps. La recherche de La Pierre Commune peut demander du temps. La région où nous sommes est peu occupée. En fait  Hautmégafine est  surtout peuplée sur une large bande autour de l’équateur de la planète. Les gens se déplacent durant leur vie d’un côté à l’autre du continent. Seuls les jeunes qui deviennent autonomes, lors de leur initiation de passage à l’âge adulte sont ramenés vers l’Ouest. Ils se réveillent dans la région proche de l’océan, loin de leurs familles qui continuent vers l’Est. Je n’ai pas encore compris comment ils pouvaient apprendre tout ce qui était nécessaire. Les rites initiatiques semblent être le lieu des apprentissages. Avec l’aide de la « boisson qui fait voir », le cerveau Uhom, ou le mien d’ailleurs, semble apprendre sans effort tout un savoir comportemental à défaut de théories. Pour le moment Syltakan ne veut pas me dire ce qu’elle sait sur après. Son savoir est supérieur à celles de sa classe d’âge. Une femme avant le mariage ne sait pas comment doit se comporter une femme mariée, quel que soit le plan considéré, y compris sur la sexualité. Syltakan a reçu des initiations que les autres n’ont pas eu depuis la cérémonie du choix de l’élection, car son rôle d’aide à « Celui qui vient » nécessite plus de connaissances que la moyenne.
Notre cérémonie de recherche de la Pierre nous a conduits dans un lieu peu fréquenté, hormis par des familles de bûcherons. Le lieu même où nous sommes est un lieu « Chaÿan ». Personne ne vient ici couper les arbres, seuls viennent « Ceux qui savent » pour des rites rares et solennels. Nous serons donc seuls pour méditer et trouver notre Pierre Commune.


                                            3 décades plus tard.

Bien cher fils,

Syltakan commençait à désespérer. Voilà trente jours que nous cherchions sans succès cette Pierre. Malgré les temps de méditations, les prières, les longues promenades pour aller voir tous les cailloux du coin, nous ne trouvions rien. A nos yeux, si les pierres rencontrées pouvaient être belles, aucune ne déclenchait en nous cette reconnaissance intime, cette certitude d’avoir trouvé.
Le rite de chaque jour était établi. Le lever et le premier repas pris, nous nous mettions en méditation pendant deux heures. Puis en fonction du ressenti de chacun nous prenions une direction pour notre marche. La main dans la main nous avancions cherchant des yeux et du cœur un signe qui nous guiderait vers la Pierre. Chaque soir a amené une déception. Syltakan depuis une décade, a décidé qu’il serait bon d’avoir une ascèse pour nos corps. De la voir à côté de moi, vivre naturellement, parfois nue, dans une totale innocence, sans pouvoir faire l’amour avec elle me semblait déjà complètement surhumain. Maintenant en plus nous jeûnons. Chaque jour, elle a réduit nos portions. Depuis trois jours, nous n’avons rien mangé, seulement bu.
Ce matin comme si cela ne suffisait pas, elle a ressenti la nécessité d’une plus grande communion avec la nature. C'est-à-dire que nous nous sommes assis face à face, nus, pour notre méditation. Heureusement le temps était clément et la température douce. Je ne sais pas ce qui occupait son esprit, mais le mien était perdu dans la contemplation de ses formes. Au bout de deux heures, pour ne pas commettre l’irréparable avant le temps voulu, je lui ai proposé non pas de marcher mais de prendre Aïfta pour notre recherche. Elle n’a pas proposé de se rhabiller. Je n’ai surtout rien dit. J’ai appelé l’alcent. Une fois sur son dos, j’ai aidé Syltakan à prendre place. Elle a choisi d’être devant moi. Pendant la course, pour qu’elle ne glisse pas, je l’ai enlacée. Aïfta aurait pu courir des heures sans que je m’en plaigne. Il s’est arrêté au bord du lac, sur une pelouse naturelle protégée par un piton rocheux. Nous sommes descendus.
Autour de nous, pas un caillou, mais la rive bien agréable du lac. Syltakan a proposé d’aller dans l’eau. Elle a plongé tout de suite, ne réapparaissant que de longues secondes plus tard. Je ne sais si sa proposition était pour chercher une pierre au fond ou pour éviter un acte prématuré. Mon esprit était vide de tout de qui n’était pas son corps. L’eau m’a fait du bien. A notre sortie nous nous sommes assis, face à face, les mains dans les mains. Elle m’a regardé dans les yeux. Je n’ai pas osé regarder ailleurs. Nous sommes restés là sans bouger, nus, sur la pelouse à nous sécher au soleil.
Le temps ne comptait plus, nos regards entrecroisés parlaient d’amour.
Cela aurait pu durer sans l’orage.
Nous avons été d’autant plus surpris qu’inattentifs. Les premiers éclairs touchèrent l’eau du lac dans un bruit de fin du monde. Nous fûmes debout en un instant, cherchant des yeux un abri. Un éclair trop proche, précipita Syltakan dans mes bras. Déséquilibrés, ce fut la chute. Le contact de nos deux corps nus fut insupportable. Malgré l’orage, nos désirs brisèrent toutes les barrières. Nous fumes unis sans même savoir consciemment ce que nous faisions. Au même moment un éclair foudroya le piton rocheux tout proche.
 Le temps cessa d’exister. L’union se fit de nos corps, de nos cœurs, de nos esprits. Jamais je n’avais, nous n’avions connu cela. Je connaissais Syltakan comme elle se connaissait. Elle me connaissait comme je me connaissais. Son amour au mien uni semblait brûler en nous tout ce qui nous séparait.
Quand nous avons repris conscience, l’orage avait cessé. Devant nous, le piton rocheux foudroyé, cassé en deux laissait voir une lueur que je savais, que nous savions être notre Pierre Commune.
Nous sommes rentrés. Aïfta nous portait. Syltakan serrait sur sa poitrine notre Pierre et je serrais Syltakan. 
Elle m’a dit que notre cérémonie d’union avait été choisie par Dieu. C’est ainsi qu’elle interpréta ce qu'il s’était passé. Elle savait par les Pierres de Conseil que notre initiation au mariage serait autre mais n’avait pas imaginé cela ainsi.
Ce matin, nous avons intronisé la pierre dans notre chariot maison. Puis nous avons pris notre premier repas d’époux. C’est un repas spécial comportant certains plats particuliers, mélange de sucré et d’amer, de froid et de chaud.
En moi, la connaissance a progressé. Je connais maintenant le quotidien d’Hautmégafine. Je sais les gestes et les paroles à dire suivant les circonstances comme si j’étais un Uhom. Je n’ai pas, pour autant désappris ce que je savais. Je me sens homme et Uhom. C’est une expérience étrange.
« Celui qui sait » est venu. Nous l’avons accueilli comme il se doit. Ma parole est maintenant déliée. Je sais enfin parler comme un Uhom. Les signes lui ont appris notre initiation. Il est venu m’apporter un jeu de « Pierres de conseil », pour m’aider dans mes choix futurs.
Je lui ai donné cette lettre pour qu’il la transmette à la colonie.
Je ne sais pas l’avenir, mais je ne crains plus. Je sais maintenant que quel que soit le nom qu’on peut lui donner, Dieu est avec moi.
                                       Tendrement.
                                                         Ton père.

Courrier reçu le 3e jour de la 8e décade du 15e mois de la 81e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie.
J’attire l’attention des autorités compétentes sur cette lettre. Une copie en sera faite pour le commandement de la région militaire.
                              Signé le commandant.

1 commentaire:

  1. Elle est lue, entièrement lue, complètement lue... Lue de la première à la dernière ligne... Lue de la tête aux pieds... Lue comme au premier jour...

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