Membres

samedi 26 décembre 2009

Le Pont 2

Une voix grave me répondit : 
« Je suis désolé, je ne voulais pas abîmer vos arbres ! »
Machinalement, je répondis : 
« Ce ne sont pas mes arbres, je suis de passage, je campe un peu plus loin. »
La voix reprit : 
« Cela ne vous dérange pas alors, si je me repose ? »
Je regardais autour de moi : personne ! 
« Qui êtes-vous ? », demandais-je.
« Je suis le pont, le vieux pont. », me dit le pont.
« Comme c’est étrange de trouver un pont comme cela en promenade au clair de lune ! Vous faites cela souvent ? », demandais-je au pont.
« Non ! » : me dit le pont, « Je ne me promène pas, je cherche ! »
- Et vous cherchez quoi ? »
- Je vais vous expliquer, me dit le pont, mais asseyez-vous, parce que cela peut être long. »
Je m’installais sur un tronc couché : 
« Je vous écoute, Monsieur le pont. »
- Mon histoire commence au siècle dernier, commença le pont. Je fus construit pour permettre au chemin de fer de passer et de relier entre eux les hommes et les villes. J’étais un jeune pont heureux et fier. Pensez donc, sans moi rien ne pouvait circuler, mais grâce à ma force et à ma solidité, je reliais les deux berges d’un vallon plus abrupt que celui-ci. Il en a fallu de l’ingéniosité pour me construire, vous savez ! Les escarpements de montagne ne sont pas toujours faciles. J’ai vécu heureux. Régulièrement entretenu, j’aidais de mon mieux les trains qui passaient, les soutenant dans leurs efforts.
Puis est venu le temps du repos. Enfin je le croyais. Les trains étaient moins fréquents. Je pensais que c’était parce que les hommes voulaient nous ménager. Mais non, petit à petit, de plusieurs par jour, je ne voyais plus passer qu’un train de temps en temps. « Rentabilité ! » m’a dit la loco quand elle est passée. Rentabilité encore quand elle m’a dit qu’elle ne passerait plus.
Je n’ai pas compris. J’étais solide, je pouvais servir. Il y avait encore des hommes au-dessus et en dessous mais ils n’avaient plus besoin de moi. Les automobiles m’avaient remplacé. Est venu le temps de l’oubli. Les arbres ont poussé entre les rails, plus personne ne venait voir si j’avais besoin d’être entretenu ou non. A part quelques fourmis, plus personne ne passait sur moi.
Je ne servais plus à rien. Alors le désespoir m’a envahi. J’aurais voulu pouvoir faire voler mon mortier en éclat pour finir tas de pierres. Peut-être quelqu’un les aurait-il ramassées pour en faire quelque chose. Mais un pont, un pauvre vieux pont de chemin de fer n’a pas ce pouvoir-là.
C’est alors qu’il est venu, lui, dans un soir de brume comme aujourd’hui. Je l’ai reconnu à son habit. C’était un vieux cheminot, connaissant les rails et le ballast. Marchant d’un pas régulier, il est arrivé de l’amont. C’est lui qui m’a parlé le premier. 
« Bonsoir, vieil ami ! m’a-t-il dit. Que tu dois t’ennuyer tout seul ici, sans train et sans cheminot ! ». 
Lentement, il m’a traversé me faisant vibrer de bonheur, puis il est descendu sur les chemins de visite, a inspecté mes piles et mon tablier. 
« Tu sais que tu es encore bon. Tu as de la chance, le temps ne t’a pas trop abîmé. Mais… tu ne réponds rien ? » 
C’est à ce moment-là que j’ai compris que je pouvais parler. 
« Mais oui, tu peux parler, m’a dit le cheminot, Vibrer et bouger ! ».
C’est à lui que j’ai dit tout mon désespoir, ma solitude et ma peine. Il m’a écouté sans m’interrompre puis il a repris la parole : 
« Tu veux servir encore ? » 
Toutes mes pierres dirent oui à l’unisson. 
« Eh bien !, dit le cheminot, comme je suis un peu sorcier, je vais faire quelque chose pour toi. Il y a de par le monde, des gens qui étaient frères, mais qui se sont disputés jusqu'à se haïr. Entre eux, il y avait un chemin, mais leur haine en a fait un gouffre. Si bien qu’ils sont seuls chacun sur leur berge. Ils en souffrent. Ils voudraient bien revoir leurs frères, leur dire à nouveau ces paroles qui s’échangent entre gens qui s’aiment, mais ils leur manquent un pont pour passer au-dessus du gouffre. Ils leur manquent le pont du pardon. »

A l’entendre ainsi parler, mes pierres frissonnèrent. Ma structure fut prise d’un tressaillement d’allégresse. Le vieux cheminot reprit : 
« Tu sens en toi la force que cela fait naître ! Alors ose, utilise-la, pour trouver où tu peux être le lien du pardon. »
Voilà pourquoi maintenant je cherche. Je me déplace vers ce lieu où je pourrais encore servir. Mais toi, petit homme, que cherches-tu ? 
- Je ne sais pas encore, mais je cherche le chemin !
- Monte sur moi et peut-être verras-tu où aller », me dit le pont.

Je ne pouvais pas lui refuser. Après avoir escaladé une échelle de service, je me suis retrouvé sur son tablier. La lune était pleine, la brume entièrement dispersée par la petite brise qui s’était levée.
Un point brilla au loin. Oui, je le sentais ! C’était par là que je devais aller. Je remerciais le pont, lui souhaitant bonne nuit. J’allais me coucher empli de joie.
Quand le jour se leva, je ne vis pas de pont dans le vallon, rien qu’un bosquet écrasé et un point au loin qui m’appelait.

2 commentaires:

  1. (sourire) que voilà une chute qui me plaît...

    RépondreSupprimer
  2. Je lis, je relis, je relie... et me relie au point au loin qui m'appelait.

    RépondreSupprimer