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vendredi 22 janvier 2010

lettre ONZE




Le 26e jour de l’année du Hann






Bien cher Fils
Itakamaya grandit comme font tous les enfants de son âge. Il a un regard sérieux qui fixe chacun. Il semble s’interroger sur tout ce qu’il voit et puis d’un coup, il éclate d’un rire communicatif. Nous nous retrouvons alors tous les trois à rire du bonheur d’être ensemble, de la douceur de vivre dans cet endroit. Depuis que je suis sur Hautmégafine, c’est la première fois que je suis dans un lieu presque sans orages. On les entend au loin mais ils ne viennent presque jamais au-dessus du lac. D’après « Celui qui sait », il n’y a pas d’autre endroit comme cela sur Hautmégafine. J’en conclus que nous sommes un couple unique, dans un lieu unique, qui vient d’avoir un enfant unique d’après les oracles. Il y a de quoi me faire gonfler d’orgueil. Pourtant il y a beaucoup d’humilité en moi. L’épisode des orages venant contrarier mon désir de reprendre la route, le manque de réponse des Pierres de conseil, le doute qui habite Syltakan et « Ceux qui savent » font que je reste dans la crainte. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir.
Depuis deux jours, la période dite de l’accouchement est terminée. Syltakan a repris notre vie courante en main. Les dernières familles venues célébrer la naissance sont reparties. « Ceux qui savent » ne reviendront que sur un signe. Ils sont aussi déstabilisés que nous, car lors de la grande cérémonie du changement d’année qui se fait autour du lac et contre le piton rocheux qui a contenu notre Pierre Commune, les oracles habituels n’ont rien dit. Les Pierres de conseil sont restées silencieuses et ceux qui étaient en transe n’ont pas eu de vision. De mémoire de « Celui dont le savoir est immense » cela n’est jamais arrivé. Je ne sais pas jusqu’où remonte la mémoire à laquelle il fait référence. Avec ce que je sais, je pense que nous sommes dans une tradition orale dont les souvenirs ne peuvent aller à plus de mille ans, mais ici sur Hautmégafine, les choses sont toujours plus qu’il n’y paraît. La structuration en castes plus ou moins initiées rend l’appréciation difficile. Par moment, j’ai l’impression que « Ceux qui savent » font appel à une mémoire commune supportée par une intelligence autre que celle des Uhoms. Est-ce celle du Dieu dont je deviendrais le porte-parole ? Je ne le pense pas. L’esprit de Syltakan est flou sur ce sujet. Il existe en elle le sentiment d’une présence quand nous évoquons la mémoire de son peuple, mais les mots ne peuvent la décrire. C’est là. Tu sais comme j’aime savoir et comprendre. Ce sentiment que je ne peux nommer m’irrite.
Ce matin, Syltakan a décidé que nous devions reprendre les exercices en vue de la prochaine étape de mon initiation. Nous allons donc consacrer une bonne partie de la journée à la méditation et à une certaine ascèse.


Le 65e jour de l’année du Hann
Bien cher Fils,
Cela fait un mois que nous avons commencé nos exercices. Après le petit déjeuner, nous nous installons tous les trois sur l’herbe devant le lac, près de la roche fendue. Nous sentons que c’est là qu’il faut que nous soyons. Syltakan qui a une voix superbe, chante un chant d’appel et de louange à Dieu. Puis pendant plusieurs heures nous méditons sur ces paroles-mélodies. Itakamaya babille doucement dans son couffin. Par moment, nos trois voix s’unissent spontanément en un chant qui dit la louange. Je ne sais pas si tu peux imaginer, la langue des Uhoms est une musique, les mots sont des accords, et parfois des symphonies complètes. Quand deux Uhoms parlent, chantent ensemble, le signe de leur accord profond est quand, de deux paroles différentes, on n’en entend plus qu’une qui dit plus que les deux discours séparés. C’est ainsi que des trois accords issus de nos trois gorges, naît un quatrième accord qui dit encore plus que nos mots. C’est une expérience étonnante dont je ne me lasse pas. Sentir en soi le besoin de chanter, et entendre non pas une fusion mais une symbolisation plus grande de l’union de nos voix est un bonheur profond qui me bouleverse chaque jour depuis un mois. Syltakan y voit la marque de l’union de notre famille et de la grâce que Dieu nous accorde. Puis à un moment, Itakamaya exprime sa faim. Syltakan l’allaite alors et nous arrêtons pour ce jour. Je note ce qu'il se passe en moi, et j’essaie de travailler sur les symboles que nos chants ont révélés. J’aime aussi cette activité philosophique. Syltakan me regarde faire en souriant. Ce n’est pas une habitude Uhom que de prendre une idée et de la travailler dans toutes ses dimensions pour essayer de donner sens à ce que nous vivons. Chez les Uhoms, l’action prime. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de réflexion, mais elle ne ressemble en rien à notre enseignement dans les écoles de l’Empire. Ici, il est plus facile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un en lui racontant une histoire, qu’en lui faisant un long discours. Elle dit que je suis encore trop homme et pas assez Uhom pour la Rencontre, que ce désir de tout savoir, de tout comprendre est encombrant. Je lui réponds que c’est ma façon de maîtriser ma crainte. Elle me serre alors dans ses bras en me disant : « Fais confiance ! ».
J’explore aussi les environs sur Aïfta. Le lac est le centre d’une vaste cuvette. Devant un tel phénomène on peut évoquer une érosion particulière, le relief autour de la région pourrait permettre cela. Mais la forme arrondie me fait évoquer aussi un impact météoritique ou une explosion. Comme jamais nous n’avons découvert de signes de civilisation connaissant suffisamment de technique pour faire une bombe de cette puissance sur Hautmégafine, et que « Ceux qui savent » n’ont pas dans leurs souvenirs d’évènement catastrophique, je ne crois pas à une explosion. L’impact météoritique me plairait assez. Sur la Terre Origine, c’est comme cela qu’on explique les extinctions massives qui ont permis à l’homme de se développer. J’aimerais bien ce parallèle supplémentaire entre ces deux mondes.
En tous cas, cette cuvette est particulière, la forme du relief tient les orages à distance. Est-ce pour cela que ce lieu est devenu « Chaÿan » ? Les récits de la mémoire collective des Uhoms font référence à ce lieu comme le lieu du commencement.
Je crois que je ne t’ai jamais raconté le récit des débuts selon les Uhoms. Je ne pourrais que te faire un résumé. Le récit complet demande huit heures de chants à huit voix. Certains passages ne sont d’ailleurs compréhensibles que si les huit voix s’unissent pour donner Le Sens. Chacune seule ne pouvant parler du Sacré de Dieu.
Pour les Uhoms, Dieu est « Celui qui avance » depuis avant le temps. Dans l’éternel instant de son présent, « Celui qui avance » eut le désir d’autre chose. A l’intérieur de lui, il puisa les idées et les fit germer. Considérant ce qu’il inventait, il vit que cela était bon à désirer. « Celui qui avance » créa le temps pour fixer le cadre de ce qui était hors de lui et de ce qui était en lui. « Celui qui avance » entra dans le temps. Lui qui était libre choisit d’entrer dans sa création. Il vit alors que sa présence même faisait bouger le temps. Son désir s’affina. Il créa un feu éternel pour entourer le temps, fixant ainsi le début et la fin, afin que nul ne puisse en passer les bornes et ne puisse connaître ce qui est hors du temps. Au sein de ce feu, « Celui qui avance » décida de créer l’espace. Connaissant le début et la fin de toute chose, il fit l’espace immensément grand. Son désir s’affina. Devant la toile noire et immense de la nuit hors du feu, « Celui qui avance » désira. Il fit un pas. De sa main, il prit du feu et pétrit le premier soleil. De son pas, il en fit le tour, semant derrière lui les premières terres. Son désir s’affina. Prenant du feu encore et encore, il fit toutes les étoiles du ciel, chacune à son tour et à sa manière. Courant au milieu de sa création, il répandit toutes les terres, choisissant pour chacune de ses étoiles, les meilleures compagnes. Son désir s’affina. « Celui qui avance » désira une étoile rien que pour Lui, qui lui soit fête quand il la regarderait. Il créa le Soleil qui brille au firmament et dont la lumière nous éclaire. Voulant parer son Etoile de splendeur, il créa Hautmégafine qu’il entoura d’éclairs à sa gloire. Son désir s’affina. « Celui qui avance » voulut des créatures. Sur les mondes, il répandit la vie, pour que la vie le glorifie. Sur Hautmégafine, il créa tout ce qui vit pour être son domaine réservé. « Celui qui avance » vit que sa création était belle, que le temps avait couru comme lui avait couru pour créer toutes choses. Alors « Celui qui avance » désira le repos. Le temps ralentit, pour se mettre à son pas. Son désir s’affina. Que serait sa création sans un esprit pour la contempler et rendre gloire ? « Celui qui avance » créa le premier esprit vivant, le posant sur une terre pour qu’il avance lui aussi. C’est ainsi que fut créée l’intelligence dans le monde. Voyant cela « Celui qui avance » aima ce qu’il avait fait. Parcourant alors l’immensité de l’espace, il créa tous les esprits vivants semblables au premier afin qu’il découvre la vérité et la gloire de « Celui qui avance ». Jetant le regard sur tout cela, il désira créer son peuple pour sa terre. Descendant sur Hautmégafine, il creusa la terre, éloigna un peu les éclairs et fit un berceau pour son peuple. En lui il mit son esprit vivant le plus pur, afin que jamais son peuple n’avance loin de lui. Marchant sur Hautmégafine avec lui, il fixa les lois et donna les premières Pierres de conseil. Suscitant le premier de « Ceux qui parlent pour Lui », il en fit un guide pour son peuple, lui donnant la boisson qui fait voir. Longuement il lui enseigna son désir, créant avec lui un lien que rien ne peut rompre. Puis « Celui qui avance » reprit sa marche au milieu des étoiles, revenant voir comment prospérait son peuple quand le désir lui venait. Le premier de « Ceux qui parlent pour lui » conduisit le peuple dans la première migration. Il désigna « Ceux qui savent » afin d’aider le peuple à ne pas se séparer du désir de son Dieu. Son temps fut long et bénéfique. Sous sa conduite le peuple s’agrandit. Quand le désir de « Celui qui avance » fut de le faire venir près de lui, « Celui qui parle pour Lui » vint se coucher là ou « Celui qui avance » avait creusé la terre. Un seul et grand éclair illumina le ciel d’Hautmégafine. Là où était allongé « Celui qui parle pour Lui », il y avait un lac. Ce lieu fut déclaré « Chaÿan ».
Et c’est là que nous sommes aujourd’hui.
Le poids de la tâche me semble trop lourd. Comment pourrais-je être à la hauteur de ce que les Uhoms mettent dans le concept de « Celui qui parle pour lui »




Le 146e jour de l’année du Hann
Bien cher Fils,
Les jours passent sans que d’autres signes soient donnés. La lassitude me prend maintenant souvent. Je doute. Syltakan, toujours solide dans sa foi, montre aussi des signes de fatigue. Plus le temps passe et plus je me persuade de ne pas être celui qu’ils attendent. La vie s’écoule toujours aussi simple et calme. Je ne sais plus rien de la Colonie, ni du reste de l’Empire. Qu’est devenue la guerre ? Que vis-tu ? As-tu encore monté dans la hiérarchie, ou bien es-tu blessé ou mort dans une épave dérivant dans l’espace ? Qui sont vraiment ceux que vous combattez ? Quand je vois les Uhoms, je doute de la justesse de votre guerre. N’y a-t-il jamais de solution en dehors du conflit ? Pourquoi tous ces morts ? Tout ce malheur ? L’Empire ne connaît plus de religion hormis la fidélité à l’empereur et au pouvoir. Les quelques rites qui agonisent encore, ne sont que du folklore incapable de nourrir la spiritualité des hommes. Quand je regarde le monde que j’ai quitté pour arriver ici, je ne vois que recherche du pouvoir et de l’argent. La comparaison avec la vie calme et simple des Uhoms est déchirante pour mon cœur. L’Empire avec tous ses canons et tout son argent, ne fait pas le poids. J’ai vécu plus de richesse en quelques mois sur Hautmégafine qu’en des années au service de l’Empire. As-tu pensé à tout cela ? Je crains que comme moi avant, tu ne sois entraîné dans le maelström de ce qui est à faire, oubliant ce qui doit être vécu. J’en suis à bénir cette punition qui m’a conduit ici. Loin de ce tumulte incessant de faux semblants et de vraie haine, j’ai découvert un havre de paix et si je suis dans le doute aujourd’hui face à ce qui semble m’attendre, je suis dans la paix avec moi. Si ma vie finissait aujourd’hui, elle n’aurait pas été perdue. Ce que je vis donne du sens à tout ce que j’ai vécu. Régulièrement Syltakan me donne à boire un peu de la Boisson qui fait voir, pour que je progresse. Je n’en suis pas sûr car je n’entre pas en transe, mais les souvenirs me reviennent. Je revois ma vie, ce que j’ai vécu. Je me souviens de la première rencontre avec ta mère, de ta naissance comme si cela était arrivé hier. Les sentiments sont là, joyeux ou douloureux remplissant ma vie présente et préparant j’espère l’avenir.
Depuis deux jours un groupe de Uhoms bûcherons a fait halte pour rencontrer Itakamaya. Il est considéré comme un personnage important de Hautmégafine qui nécessite de demeurer en sa compagnie le temps d’une « Salutation d’honneur ». Nous les recevons tous les trois. Itakamaya regarde tout cela de son air grave. Syltakan remplit son rôle de maîtresse d’accueil. Pour tous les Uhoms, même pour « Celui dont le savoir est immense », Itakamaya est déjà le guide de son peuple. Simplement, il n’a pas encore donné de direction à suivre. Comme pour les Uhoms, le temps varie au pas de Dieu, le fait qu’il ne soit qu’un bébé, ne pose pas de question. Il est. Il doit donc recevoir la « Salutation d’honneur » de tout Uhom qui passe à proximité. Ma position est beaucoup plus ambiguë. Les Pierres de conseil ne sont pas claires sur mon rôle. Tant que je serai « Celui qui vient », je serai considéré comme un autre et n’aurai droit qu’à ce que tous ont droit sur Hautmégafine.
Je vais leur confier cette lettre pour que de relais en relais, elle arrive jusqu’à toi.
Tendrement.
                    Ton Père


Courrier reçu le 9e jour de la 2e décade du 12e mois de la 82e année de la 3e Ere par porteur Uhom et transmis avec le courrier de la colonie.
Mon analyse de la situation que je joins à ce document, m’impose de demander l’envoie de troupes et de renforts adaptés à la situation d’Hautmégafine. Les propos tenus par le Commandant Médecin Right sur l’empire et ce qui est dit sur l’enfant métis qu’il a eu avec cette autochtone font craindre l’apparition d’un leader capable de fédérer et de conduire à la révolte ce peuple Uhom dont on ne connaît pas les capacités réelles. Une copie est faite pour le commandement de la région militaire.
Signé le commandant.

1 commentaire:

  1. Et si Leeloo osait dire :
    "Il" la serre alors dans ses bras en lui disant : "Fais confiance !"

    Cum dederit dilectis suis somnum
    Ecce haereditas Domini,filii
    Merces, fructus ventris.

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