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samedi 16 janvier 2010

Lettre CINQ



Le 3e jour de la 5e décade du 7e mois de la 79e année de la 3e Ere 






Bien cher fils.

Je n'attends plus de tes nouvelles, mais je ne peux tuer l’espoir qui se fait jour à chaque arrivée de courrier.
Depuis ma dernière lettre la situation ici a empiré.
Le lieutenant qui est toujours à la tête du détachement de l'armée, donc qui a le statut de gouverneur en l'absence d'administration civile a décidé d'appliquer à la lettre tous les règlements. Chaque jour amène son lot de contraintes et de brimades : je crois qu'il va petit à petit vers la folie.
Vouloir appliquer à notre colonie vivant dans des maisons de bois avec des moyens très rustiques ce qui se fait dans les Halls de vie ou dans les villages de préfabriqués de colonisation me semble du plus haut comique. Cela ferait réellement rire si le risque de punition n'était bien réel.
Chaque jour maintenant, je vois arriver des blessés par bastonnade : tu sais comme ici tout est long à guérir. Sans paramédic automatique, le moindre coup, la moindre contusion demande trois semaines pour disparaître.
J'ai même eu une fracture de main à soigner car le soldat puni a voulu se protéger du bâton et notre bourreau local lui a cassé 3 métacarpiens. Il est resté pendant un mois avec moi à l'infirmerie.
Ma seule chance est d'être commandant médecin soumis à une autre autorité que la sienne. Il peut me faire passer des circulaires et me donner des consignes mais les textes sont formels, seule ma hiérarchie peut intervenir pour me désavouer ou me punir.
Je joue donc un jeu dangereux. Ma maison et mon infirmerie sont devenues des lieux de repos et de paix pour de pauvres gens qui souffrent déjà assez de leur exil sur Hautmégafine.
Par contre je me refuse à toute action contre le lieutenant. Pourtant je comprends bien à travers les allusions et les sous-entendus que d'autres n’ont pas ces réserves et que chaque jour qui passe aggrave le risque d'une mutinerie.
Même s’il y a beaucoup de monde sur Hautmégafine, notre colonie ressemble à un navire perdu sur l'immensité de la mer. Jamais la colonie n'a vraiment eu de contact avec les Uhoms. Après un temps d'observation quand les spatiaux sont arrivés, puis un temps de colonisation qui a échoué en raison de la sensibilité particulière de nos machines à l'atmosphère et aux orages d’Hautmégafine, nous sommes entrés dans une ère de relations distantes où chacun semble ignorer l'autre hormis quelques contacts pour échanger des marchandises contre des pièces de monnaie.
J’ai eu de longues discussions avec nos ravitailleurs. Comme moi, ils ne rencontrent qu'assez rarement les mêmes personnes, mais ceux qui sont là semblent au courant de ce qui est nécessaire. La commande est prête à être chargée à l'arrivée de notre convoi. Les transactions se font avec peu de mots, nos ravitailleurs ne maîtrisent qu'une cinquantaine de verbes qu'ils ne savent pas conjuguer. Il y a essentiellement des gesticulations avec des chiffres écrits sur le sol. Puis quand un accord est trouvé, le ravitailleur payé et les Uhoms chargent nos chariots.
Je les ai accompagnés une fois, il y a quelques mois. Nous étions cinq. Les traîneurs semblent connaître la route et n’ont pas besoin de guide. Nous nous étions installés sur un chariot au mieux. Il y a quand même trois jours voire quatre de voyage. Ce qui représente 300 à 400 unités standard à parcourir. À notre arrivée, le comité d'accueil n’était composé que d'hommes jeunes. Alors que tout autour de l'astroport il y a de nombreux couples avec des enfants, ici je n'ai pas vu une seule femme. Est-ce une volonté de leur part d'éviter toute friction ou bien y a-t-il une autre raison ?
L'échange par lui-même ressemble à tous les marchandages. Même s'il ne parle pas la même langue, chacun en a appris assez sur l'autre pour trouver un compromis, un terrain d'entente autour de ce que chacun amène. Pour les Uhoms la valeur de nos pièces n'est pas la même que pour nous. Nos pièces d'or ne semble pas les intéresser par contre celles en titane ont pour eux une valeur importante. Le marchandage dure quand même plus longtemps que je ne l'avais imaginé. Il nous a fallu presque une matinée pour arriver à un compromis acceptable pour tous.
C'est alors qu'à eu lieu un incident, si on peut dire. Un des Uhoms est venu à moi. Dans ses paroles j'ai repéré le sens de : attendre, patienter, quelqu'un, venir. Je ne savais pas très bien si c'était moi qui devais attendre ou si je devais le suivre pour aller voir quelqu'un. Ma connaissance de la langue ne me permet pas encore de lever tous les doutes sur un discours et ne me permet pas plus de faire des phrases sans erreur. Car lorsque je lui ai dit quelque chose comme « moi venir ou moi attendre », il a répondu oui il est parti en courant. Je me suis retrouvé sans savoir que faire.
Les bêtes étaient chargées. Les ravitailleurs ont voulu rentrer et sont montés sur le chariot. Mais aucun traîneur n'est parti. Ces bêtes sont étranges. On ne leur donne jamais d'ordre et pourtant elles font ce qui est nécessaire. Devant leur refus de bouger, j'ai conclu que c'est moi qui devais attendre, que quelqu'un allait venir. J'ai essayé de calmer les ravitailleurs qui commençaient à s'énerver sur les traîneurs qui ne bougeaient pas. Nous avons attendu une demi-journée qu'arrive un homme âgé, le premier que je voyais. Il s'est arrêté à une dizaine de mètres. Mon premier interlocuteur m’a fait signe de m'approcher. Il a tenu un discours auquel je n'ai malheureusement pas compris grand-chose. Il parlait de grandeur, de force, peut-être de pouvoir et faisait référence à l'homme âgé sous le terme de « Celui qui sait ».
« Celui qui sait » s'est assis et m’a fait signe. Il a sorti d'un petit sac de cuir, quelques morceaux de pierres colorées. Je me suis assis devant lui. Il m’a regardé droit dans les yeux et a commencé à parler très bas mais dans ma tête les images se succédaient. Je voyais Hautmégafine, mon vaisseau d'arrivée qui avait atterri loin de l'astroport, les contact avec les Uhoms, le commandant, le lieutenant. C'est comme si par sa voix, il faisait remonter en moi tous ces souvenirs de situations auxquelles j'ai participé. Il s'est tû enfin. La nuit est tombée. Il prit ma main, y mit les pierres. Il a fermé ma main dessus sans quitter mon regard, il m’a dit : « jette ! ». Ce fut comme si un feu était né dans ma paume. Sous la brûlure j'ai jeté les pierres. Elles brillaient, éclairées d'une lumière intérieure.
« Celui qui sait » les observa jusqu'à ce qu'elles perdent leur éclat. De nouveau son regard se vissa dans le mien et il parla. Dans mon esprit pas d'image, mais la nécessité d'un choix pour répondre. Les pierres m'avaient appelé et pour les Uhoms mon nom serait désormais : « Celui qui vient ».
À ce moment-là, les traîneurs se sont mis en route. Surpris par le bruit, je me suis retourné pour voir les chariots s'ébranler. Quand j’ai repris ma place, le vieil homme « Celui qui sait » était parti. J'ai couru pour sauter sur un chariot. Les ravitailleurs n'ont rien demandé et je n'ai rien dit.
Depuis dans la colonie, je sens que je suis à part. À l'écart, non, les gens viennent toujours me voir pour demander mon aide ou ma protection, mais ils s'adressent à moi d'une manière subtilement différente d’avant, comme à quelqu'un qui est dans leur monde même s’il n’en fait pas vraiment partie.
La solitude se fait plus pesante et je crains pour l'avenir.
Tendrement.
Ton père.

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